CAṂṆĀṂ

Recherches sur la mémoire collective dans l’espace khmer :
 Approches linguistiques, ethnologiques et historiques

A. HYPOTHESE DE TRAVAIL ET ÉTAT DE LA QUESTION

I. ÉTAT DE LA QUESTION

Au Cambodge, la notion de mémoire se pose comme un objet déterminant pour la construction et la définition contemporaine de l’espace social, qu’il s’agisse de la référence à la guerre civile (1967-1991), ou plus spécifiquement au régime Khmers Rouges (1975-1979), ou à l’occupation étrangère (1979-1989). Mais alors que cette question mnésique est au cœur des préoccupations et des revendications politiques, émanant du pouvoir en place autant que de la communauté internationale, sait-on vraiment comment fonctionne, de manière effective, la mémoire collective en terres cambodgiennes ?

Une fraction de la recherche contemporanéiste ainsi que les média occidentaux invoquent ad libitum la notion de mémoire pour gloser le cas cambodgien, en projetant sur ce petit pays de l’ex-Indochine française les postulats élaborés en Occident dans le cadre du traitement politique, sociétal et psychologique des drames humains de la Seconde guerre mondiale. A suivre cette démarche, seule une gestion mémorielle de l’histoire à travers la mise en place d’un discours doloriste, ainsi que l’établissement d’une juridiction à caractère international condamnant les bourreaux, seraient alors susceptibles d’apaiser le traumatisme dont souffre la société cambodgienne suite à ces années de guerre civile. Or jusqu’à présent, l’appréhension du monde – indo-européenne et christianisée – qui prévaut dans les milieux académiques n’a pas su répondre aux problématiques concrètes posées par le cas cambodgien. Les Chambres Extraordinaires mises en place au Cambodge pour juger les anciens hauts responsables Khmers Rouges ont elles-mêmes souligné l’inadéquation d’une telle approche et nous invitent à mener une réflexion de fond sur la notion de mémoire collective et ses usages sociaux à travers l’histoire d’un peuple.

Cette recherche se justifie ainsi par l’omniprésence d’un lieu-commun, la perception du passé, et par un manque cognitif. En effet, alors même que l’on attribue au temps et à sa perception une valeur causale souvent déterminante pour expliquer l’altérité dont relève la société cambodgienne, on ne sait presque rien des rouages cognitifs par lesquels cette mémoire se construit et se verbalise. Par le biais d’une approche inédite s’appuyant sur la linguistique, cette recherche réunit l’ethnologie et l’histoire dans une interaction dynamique. La mémoire collective du peuple khmer est alors étudiée telle que véhiculée, maintenue et transmise par le langage écrit et oral. De l’épigraphie ancienne aux énoncés rituels en passant par les manuscrits juridiques et les légendes, la langue khmère témoigne de constructions sociales, d’agencements religieux et d’organisations politiques remontant à diverses époques. Cet outil linguistique, malléable et évolutif, est trace de l’agencement diachronique des événements humains du passé des khmers ; en ce sens la langue khmère constitue la base fondatrice de la mémoire collective.

II. HYPOTHESE DE TRAVAIL

S’interroger sur le traitement de la mémoire dans la tradition khmère revient à se demander ce qui, au-delà d’universaux dont elle relève sûrement – fonction mnésique, recours au support oral comme écrit, perception de la durée et du temps, – singularise le cas cambodgien : autrement dit quelles formes revêt cette fonction mnésique, et qu’induisent-elles ? Le moyen de mener cette enquête est alors la langue, dans la mesure où, lieu même de la variation morphologique, sémantique, syntaxique et lexicale, sur les plans diachronique et synchronique, elle conditionne la fabrique de la mémoire selon des coordonnées culturelles, sociales et historiques déterminées. Notre travail cherche ainsi à comprendre de quelle façon la langue khmère, dans sa singularité, participe à la construction et reconstruction du sens des faits historiques et des pratiques socioreligieuses de son peuple à travers l’oralité et l’écriture. Dans ce processus, il s’agit d’identifier les invariants et les éléments constitutifs de la variation, aussi bien au niveau de la langue qu’au niveau de l’histoire et des assises culturelles.

Relativement aux cadres conceptuels européens à partir desquels la recherche a tenté d’appréhender la réalité cambodgienne depuis la seconde moitié du XIXe siècle, celle-ci est apparue, de diverses manières et selon des lectures disciplinaires variées, comme procédant d’une relation au passé problématique. Bien loin d’une approche survalorisant la réminiscence du passé sous le double mode de la mémoire et de l’histoire, la société cambodgienne se caractériserait par une relative apathie en la matière. Aux différents niveaux de l’organisation sociale – la famille, le village, la royauté en tant qu’elle incarne le vivre ensemble des Khmers à l’échelon ‘national’ – une manière d’amnésie collective assez proche de ce que les ethnologues ont établi pour les sociétés froides se laisserait observer. La teknonymie villageoise ne facilite pas les affiliations généalogiques, tandis que c’est l’anamnèse des vies antérieures qui déterminerait en partie la personne, singulièrement la dation du nom ; le culte fédérateur du village, dédié au génie protecteur, renvoie au temps mythique du premier essarteur ; et les chroniques royales, que rédigèrent des lettrés pour narrer les hauts faits du passé, mêlent allègrement personnages ou événements historiques et légendaires, au point qu’on a pu les considérer comme sans valeur historique aucune. Il a même été suggéré que le rapport historique marquant (et fondateur) de la société cambodgienne contemporaine au passé, les temples d’Angkor, serait une construction essentiellement française imputable à l’entreprise de restauration du site par l’École française d’Extrême-Orient.

Nonobstant, il ne fait aucun doute que les Cambodgiens, à des degrés divers et selon des modalités qui leur sont propres, se sentent intimement porteurs d’un être collectif pérenne par-delà les multiples ressacs d’une histoire trouble dont ils sont les premiers à revendiquer le caractère tragique. Or celui-ci ne s’incarne pas tant dans une conscience historique claire du passé que dans une pratique de la langue khmère. Non seulement le bien-parler khmer apparaît comme un marqueur distinctif essentiel, mais la maîtrise des textes (écrits et oraux) comme autant d’humanités, assure à son détenteur un statut de gardien impérieux de la tradition. Le savoir sur le monde est avant tout savoir de la langue et de ses multiples variations, dans un pays composé de terroirs disparates où le nom des arbres peut changer d’une province à l’autre, quand ce n’est pas l’espèce de l’arbre qui change derrière le mot la recouvrant.

Le mérite de cette observation en quelque sorte ‘phénoménologique’, est de renvoyer à un universel, dans la mesure où la langue est justement ce qui a été reconnu par les linguistes comme l’élément fondateur de l’activité de construction, de transmission et de reconstruction des mémoires ethniques. Que F. de Saussure et la plupart des linguistes s’accordent à parler de système de signes – associant un signifiant à un signifié – à propos du langage humain, ou qu’A. Culioli parle d’activité de représentation ou d’activité symbolique « d’ordre anthropologique […] » (Culioli et Normand 2005, p.47, 65) la langue est bien à la fois activité et « trace » (pour reprendre la terminologie d’A. Culioli) d’association entre présence et absence, deux éléments permettant la caractérisation de façon intuitive de la notion de « mémoire ». Le sens des mots et toutes les composantes de la langue se transmettent et se reconstruisent d’un individu à l’autre, d’une génération à l’autre – tout comme le sens des histoires, des mythes et des rites – par la langue. S’il est difficile d’évaluer la place de la langue dans la mémoire individuelle, son rôle est en revanche tangible dans le processus de construction, de transmission et de reconstruction d’une « mémoire collective » du fait de sa fonction de communication.

L’objectif de ce programme de recherche est donc d’utiliser la langue, ce formidable réservoir de mémoire, pour sérier de plus près la réalité cambodgienne. L’objet de la mémoire étant universellement l’espace, le temps et l’homme, l’interrogation porte sur ce que recouvre précisément le « mnémon »1 khmer. En d’autres termes qu’est-ce qui, à travers la culture et les pratiques sociales, est valorisé par les acteurs comme étant digne de mémoire et selon quelles modalités ? Quelles sont, au-delà de la conduite universelle d’un récit, soit cette capacité à rendre présent un événement auprès d’autrui en l’absence de cet événement, les procédés mnémotechniques spécifiques utilisés par les Cambodgiens ? Et enfin quelles fonctions particulières sont attribuées par la société cambodgienne à ces activités mémorielles ?

B. JUSTIFICATION DE LA STRATEGIE PROPOSEE

Notre approche est exploratrice en cela qu’elle rassemble les apports de disciplines complémentaires en utilisant le dénominateur commun de la langue en tant que vecteur de construction et de reconstruction de la mémoire d’un peuple. Pour mener à bien ce projet, nous avons réuni une équipe internationale composée de linguistes, d’historiens et d’ethnologues, scientifiques confirmés et jeunes chercheurs. Celui-ci comporte deux volets correspondant à deux applications distinctes. L’une, de moyen terme (quatre ans), correspond à la mise en place des cadres de notre réflexion sur la mémoire collective (I. Mise en place des cadres conceptuels). L’autre, de plus long terme, consiste en l’exploitation de ces cadres épistémiques pour la réalisation d’un dictionnaire étymologique et morphologique du khmer en utilisant la technique de l’index des mots en contextes. Si le dictionnaire serait un horizon inatteignable à l’échelle de quatre années, en revanche les conditions techniques de possibilité de sa réalisation à plus longue échéance le seront grâce à la mise en place d’un corpus de base de textes indexés du type frantext (II. Constitution de corpus indexés).

I. MISE EN PLACE DES CADRES CONCEPTUELS : AUTOUR DE LA MEMOIRE COLLECTIVE KHMERE

  1. Approche linguistique : langue de la mémoire et mémoire de la langue (M. Antelme, Cerlom/Inalco ; J. Thach, Sedyl/Inalco ; D. Non, Université Royale de Phnom Penh) L’approche linguistique retenue cherche à définir la singularité de la langue khmère à travers l’analyse systématique de la variation des mots qui la composent (A. Culioli). Dans le cadre du présent programme de recherche, elle sera axée sur trois grands thèmes pour identifier les « invariants » et les facteurs de la variation : 1. l’étude des mots khmers dans leurs variations sémantiques, syntaxiques et morphologiques (compositions des mots, constructions des mots par affixations) autour des notions de « mémoire » et d’« oubli » ; 2. « langue et contacts » qui tente de comprendre les phénomènes et les processus d’emprunt et d’emprunt-retour dans le cas du khmer ; 3. « l’écrit et l’oralité, problématique de la norme ». Pour ce dernier thème de recherche comme pour les autres, les participants s’interrogeront sur la ou les façons(s) dont l’écrit participe de la langue en tant que trace de la mémoire. Le groupe des linguistes examinera d’abord l’évolution des rapports entre graphie, son et sens des mots, puis les rapports que les locuteurs entretiennent avec l’écriture à travers son histoire. Ces chercheurs tenteront de comprendre – à travers l’étude des onze démonstratifs employés dans le parler de Phnom Penh et de leur rôle dans la construction et la reconstruction de référents – la différence entre la grammaire de l’écrit et la grammaire de l’oral, ainsi que le processus d’instauration de normes grammaticales qu’a connu la langue khmère jusqu’à présent.
  2. Approche ethnologique : les sites archéologiques et les rites comme support de mémoire collective (C. Ang & S. Siyonn, Université Royale des Beaux-Arts de Phnom Penh ; S. Khoury, CREM, UMR 7186) Comment les populations villageoises intègrent-elles les patrimoines monumentaux et immatériels dans leur représentation du monde par ce vecteur de transmission qu’est la langue ? Celle-ci, par l’usage de différents niveaux de langages et de strates de vocabulaires, véhicule les énoncés rituels et mythologiques ainsi que les souvenirs qui permettent en retour de reconstituer une trame historique des représentations. Ainsi, les grandes cérémonies du calendrier rituel cambodgien, et notamment l’une des plus importantes d’entre-elles, la fête des morts, sont un support d’analyse de la mémoire collective, dans la mesure où l’on y peut lire l’amalgame de plusieurs strates culturelles et singulièrement des plus anciennes d’entre-elles : celle qui précède l’indianisation, celle de l’indianisation, puis celles plus ou moins récentes, qui lui succèdent : siamisation, sinisation, etc. De même, les grands sites archéologiques du Cambodge ancien, des moins étudiés comme Sambor Prei Kuk aux plus connus comme Angkor Vat, n’ont jamais quitté la mémoire collective du peuple khmer, qui n’a cessé de les pratiquer. Dans ces conditions, ethnographier la manière dont les populations villageoises avoisinantes les intègrent dans leur vision du monde par le biais de rites, de mythes, et de souvenirs proprement historiques, permet de constituer une source privilégiée d’histoire des mentalités, mais aussi, une source pour la reconstitution de l’histoire de ces sites. Enfin, dans le cas des espaces ruraux situés dans la zone des Quatre-Bras, lieu stratégique où furent historiquement implantés des sites royaux post-angkoriens, la mémoire locale a préservé et transmis un patrimoine immatériel sous forme de théâtres, de mythes et de légendes associés. La mémoire collective liée à ces pratiques apporte des informations originales sur l’assise religieuse du pouvoir passé et sur sa diffusion en milieu villageois sur plusieurs siècles.
  3. Approche historique : de l’épigraphe angkorienne comme acte juridique fondateur aux régimes d’historicité post-angkoriens (E. Bourdonneau, EFEO ; G. Mikaelian, CASE, UMR 8170, CNRS/EHESS) Grâce aux Corpus des Inscriptions du Cambodge en cours d’indexation dans le cadre d’un programme EFEO/EPHE, il est désormais possible d’utiliser de manière systématique les épigraphes angkoriennes (IXe-XIIe siècles). Etudiées jusqu’ici pour les renseignements qu’elles livrent (économiques et religieux essentiellement), elles n’ont pas encore été envisagées comme des actes fondateurs d’un pouvoir royal cherchant à inscrire dans la pierre un système de représentation du monde. C’est donc en optant pour une approche classique de diplomatique jusqu’ici négligée que seront envisagées les stèles angkoriennes comme autant de traces juridiques de la gloire des rois de la Grande Cité (Angkor). Avec la conversion au bouddhisme theravādin (XIIIe siècle) concomitant du délitement de la formule politique angkorienne, la pratique de l’épigraphe tombe en déréliction. Non sans que certaines des anciennes pratiques brahmaniques du pouvoir royal ne soient conservées en tant que mémoire de pratiques antiques. À partir des recherches existantes et d’une relecture des sources disponibles pour la période post-angkorienne (XIV-XVIIIe siècle), un second objectif sera d’étudier la perception du temps qui avait cours durant ce long moment de réappropriation de l’héritage brahmanique angkorien par les nouveaux dispositifs cultuels bouddhiques theravādins où s’est posée, sans doute plus qu’à aucun autre moment, la question de la mémoire collective. L’accent sera mis sur la périodisation des régimes d’historicité qui en découlent, en documentant l’hypothèse déjà formulée d’une renaissance khmère au XVIe siècle, puis celle, évoquée en son temps par A. Leclère, du « fardeau de l’histoire » qu’a représenté, à partir du XVIIIe siècle, la chute de la dernière grande capitale khmère, Longvek, en 1594. On étudiera en regard les éventuelles conséquences qu’induisent ces régimes d’historicités sur la vie sociale et politique, en particulier sur les pratiques de violence collectives, récurrentes tout au long de la période (guerres civiles et guerres extérieures).
  4. Approche transverse : la mémoire de l’espace à travers l’unique cartographie cambodgienne (toute l’équipe) La découverte en 2000 de l’unique cartographie vernaculaire cambodgienne entreposée dans les archives parisiennes de l’École française d’Extrême-Orient (Mikaelian 2007) s’est faite à peu près en même temps que celle de son complément, découvert à Phnom Penh, par un des archivistes des Archives Nationales du Cambodge. Le corpus ainsi reconstitué se compose respectivement de 54 + 28 cartes, dessinées par les gouverneurs de province à la demande de l’administration coloniale en 1897. L’objectif est d’étudier en profondeur ce corpus pour en donner une édition princeps commentée au filtre des trois disciplines réunies par le projet (linguistique, ethnologie, histoire). Il s’agit en effet d’une ‘spatiographie’ mentale du royaume de tout premier intérêt livrant paradoxalement la mémoire d’une tradition de représentation spatiale qui ne connaît pas la carte. Et c’est bien évidemment pour ce qu’elle révèle de cette tradition d’imaginaire spatial anté-colonial, riche et complexe, qu’elle intéresse. La première strate historique qu’illustre ce corpus ressorti au champ d’expérience2 des vieux palais d’Oudong (c.1620-1865), dont relève chacun des gouverneurs de province concernés. Une première étude a pu montrer que ce champ d’expérience correspondant aux derniers feux de la royauté khmère prime largement sur l’horizon d’attente colonial dans l’imaginaire des acteurs qui dessinèrent les cartes. La seconde strate historique en cause est plus large puisqu’elle recouvre le temps long de la conversion de la royauté khmère au bouddhisme Theravāda et de sa diffusion lente et difficile jusque dans le madrépore des villages cambodgiens (XIV-XIXe siècles). Dernière strate en cause, celle qui, plus profonde encore, s’étend des débuts de l’indianisation aux développements angkoriens. Une analyse fine de la toponymie montre qu’elle recèle en effet des éléments sémantiques ainsi que d’organisation spatiale remontant au Cambodge ancien qu’il serait là encore loisible d’envisager selon deux perspectives. D’une part, il s’agit de recenser ceux de ces éléments qui sont propres à l’héritage angkorien, tel qu’il fut reçu et refondu dans une nouvelle vision du monde par la royauté post-angkorienne. D’autre part, il s’agit de recenser, a contrario, les éléments non touchés par le filtre étatique de l’indianisation, ce qui permettrait à la fois d’évoquer les limites de cette dernière et d’appréhender la strate pré-indienne et ce que l’on peut appeler en première approximation les « fondements culturels » de l’ethnie khmère (toponymie végétale, animale, etc.). II. CONSTITUTION DE CORPUS INDEXES : LA MEMOIRE DES MOTS EN CONTEXTE À l’aide d’un informaticien et d’un translittérateur du khmer, qui seront recrutés à Phnom Penh, l’objectif est de constituer une base textuelle interrogeable en contexte, appelée khmertext et construite sur le modèle du logiciel frantext, à partir de laquelle il serait possible de relever les occurrences des mots dérivés et des racines en même temps que de rendre compte de la variation des emplois des mots. Point de départ de ce corpus, le recueil des contes publiés en 9 volumes par l’Institut Bouddhique de Phnom Penh, dans la mesure où ces « histoires traditionnelles héritées des anciens » (rīoeṅ breṅ), intéressent directement la formation de la mémoire, au croisement de l’écrit et de l’oralité. Cet outil fondamental sera utile à la fois pour une compréhension méliorative des mots désignant le champ sémantique de la mémoire, mais aussi, à plus long terme, pour la composition du dictionnaire étymologique et morphologique du khmer dont le présent projet constitue le socle. C. ÉTAPES DU PROJET Dans une phase préliminaire, nous avons déjà obtenu le financement de la Banque Mondiale et d’autres institutions cambodgiennes et françaises pour l’organisation d’un colloque international sur « La conscience du passé chez les Khmers et leurs voisins ». Il se déroulera à l’Université Royale des Beaux-Arts de Phnom Penh du 15 au 17 décembre 2014, et aura pour objectif de faire l’état des lieux scientifique sur la notion de mémoire en Péninsule indochinoise (cf. http://cambodge2014.free.fr).
    Par la suite notre projet s’organisera en deux temps : d’abord, la mise en place des outils de la réflexion durant les deux premières années, puis l’application de ces outils durant les deux dernières années.
  • Durant les deux premières années sera instauré un séminaire de recherche (responsable : Joseph Thach). Mensuel, d’octobre à juin de l’année courante, il réunira les participants du projet (lorsqu’ils sont de passage en France pour ceux qui résident au Cambodge) avec pour objectif : 1°)- de réunir diverses expertises (philosophique, anthropologique, linguistique, historique) relatives au traitement de la mémoire dans les sociétés humaines par le biais d’intervenants externes ; 2°)- de permettre aux participants d’exposer l’état de leurs travaux en cours. Dans le même temps seront élaborés les outils informatiques ad hoc, puis lancée la saisie numérique du corpus des textes. Des missions de terrain seront l’occasion d’étendre le corpus de données pour les chercheurs français, tandis que des missions de documentation en France seront l’occasion de compléter le cadre théorique pour les chercheurs cambodgiens.
  • Les deux dernières années correspondront au temps d’exploitation de ces outils cognitifs. L’organisation d’un colloque international durant la troisième année permettra de soumettre les résultats de nos recherches à la critique d’un public de spécialistes et d’intervenants variés. La quatrième année sera alors dévolue à la mise en forme d’au moins trois publications substantielles, en français et en khmer, présentant au public le résultat de ces quatre années de recherches D. RESULTATS ATTENDUS ET BENEFICES POTENTIELS Au-delà du seul contexte khmer, les avancées théoriques de ces recherches apportent des outils méthodologiques de collecte et d’analyse des histoires orales ainsi que des mémoires collectives ; par là-même elles ouvrent un débat sur la définition même de la mémoire dans la construction identitaire d’un peuple. La restitution des résultats se fera sous les formes suivantes :
    a°)- Des publications scientifiques comprenant deux livres collectifs donnant les résultats de la recherche sur le thème de la mémoire en français et en khmer, un livre correspondant à l’édition princeps du corpus des cartes, et enfin la production d’articles individuels dans des revues scientifiques en français, en khmer et en anglais.
    b°)- Une base de données khmertext, outil et support de recherche accessible en ligne ;
    c°)- Un colloque international sur le thème « langage et mémoire collective » sera organisé comme faisant suite au colloque de Phnom Penh en décembre 2014. Ce deuxième colloque se tiendra en 2016 pendant trois jours à l’INALCO (Paris) en partenariat avec la Région Île-de-France, l’UNESCO de Paris, l’Ambassade du Cambodge à Paris et, si possible, avec la Ville de Paris. Ce colloque sera l’occasion pour l’équipe de présenter les résultats de leurs recherches et de débattre avec des spécialistes de différents domaines des sciences humaines et sociales d’autres pays qui travaillent autour de la thématique de mémoire. Il sera ouvert au grand public, en particulier la communauté d’origine cambodgienne vivant en Île-de-France, dont la jeune génération, issue des parents réfugiés politiques des années 1970-90, est confrontée aux mêmes questionnements que constitue l’objet de notre recherche.
    d )- À l’issue de ces quatre années, et à l’aide des outils mis en place, le projet du premier dictionnaire étymologique et morphologique du khmer en deux langues (français-khmer), outil indispensable à la recherche, pourra débuter. Ces outils ainsi que les publications peuvent être directement réinvestis dans le programme d’éducation au Cambodge, au niveau secondaire comme au niveau des enseignements supérieurs. BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE I. Généralités
  • CULIOLI, Antoine et Claudine NORMAND, Onze rencontres sur le langage et les langues, Paris-Gap, Ophrys, 2005, 300 p.
  • BENVENISTE, Emile, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, tome 1 et 2, Paris, Ed. de Minuit, 1969.
  • GOODY, Jack, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Editions de Minuit, Le sens commun, 1978, 272 p.
  • KOSELLECK, Reinhart, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, EHESS, [1979] 2005, 334 p.
  • LE GOFF, Jacques, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, Folio Histoire, [1977] 1988, 409 p.
  • LEROI-GOURHAN, André, « L’histoire sans textes », [in] Samaran, Charles (dir.), L’histoire et ses méthodes, Paris, Gallimard, nrf, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, pp. 217-249.
  • MALAMOUD, Charles, Cuire le Monde, 2ème édition, La Découverte, Paris, 2008.
  • RICOEUR, Paul, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Seuil, Points Essais, 2003, 736 p. II. Cas cambodgien
  • ANG, Chouléan et al., Ṭaṃṇoer jīvit manuss khmaer moel tām bidhī chlaṅ’ văy [Le parcours de la vie individuelle khmère vu à travers les rites de passage], Phnom-Penh Hanuman Tourism, 2007, 102 p.
  • ANTELME, Michel, « Quelques hypothèses sur l’étymologie du terme khmer », Péninsule, 1998, 37(2), pp. 157-192.
  • BOURDONNEAU, Eric, « Culturalisme et historiographie du Cambodge ancien : à propos de la hiérarchisation des sources de l’histoire khmère », Mousson, 7, 2003, pp. 39-70.
  • GROSLIER, Bernard Philippe, « Angkor dans la conscience khmère », Seksa Khmer 8-9, 1985-86, pp. 5-30.
  • JENNER, Philips, Pou, Saveros, « A lexicon of khmer Morphology », Mon-khmer Studies, Edited by P.N Jenner, Honolulu, University Press of Hawaii. 1980-1981.
  • KHOURY, Stéphanie, Quand Kumbhakār libère les eaux. Théâtre, musique de biṇ bādy et expression rituelle dans le lkhon khol au Cambodge, thèse de doctorat, Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative, Université de Paris-Ouest Nanterre, 2014, 685 p.
  • MIKAELIAN, Grégory, « Note sur la première cartographie provinciale cambodgienne (c. 1897) », Péninsule, n°54, 2007 (1), p. 99-136.
  • NEPOTE, Jacques, « Sources de l’histoire du Pays khmer et société cambodgienne, quelques considérations méthodologiques », Péninsule n°58, 2009 (1), pp. 5-18.
  • THACH, Joseph, « Descriptions linguistiques du khmer : différentes approches de la singularité », Péninsule, n° 65, 2012 (2), pp. 1-19.
    1 Dans la Grèce antique, « le mnémon est une personne qui garde le souvenir du passé en vue d’une décision de justice. […] Les mnémons sont utilisés par les cités comme magistrats chargés de conserver dans leur mémoire ce qui est utile en matière religieuse (pour le calendrier notamment) et juridique. Avec le développement de l’écriture, ces « mémoires vivantes » se transforment en archivistes » (Le Goff 1988, p. 123-124).
    2 Pour reprendre les catégories de R. Kosselleck (2005, p. 307-329), « ‘Champ d’expérience’ et ‘horizon d’attente’ : deux catégories historiques ».